La philosophie a toujours entretenu avec la traduction des rapports étroits, fertiles et parfois antagonistes. La philosophie européenne, revendiquant certains philosophes antiques s’est ainsi construite autour de passages entre les langues.
Personnalité politique et diplomatique, penseur essentiel de la Renaissance et auteur des Essais, Michel de Montaigne est considéré comme l’un des plus importants philosophes européens. Élevé et éduqué exclusivement en latin dans ses premières années, Montaigne choisira cependant de rédiger ses Essais en Français, langue « vulgaire » et rejetée par la classe pensante dominante. Le philosophe avait pourtant bien conscience de l’instabilité de cette langue vernaculaire qu’il disait avoir vue évoluer au cours de sa vie, et considérait que ce choix linguistique condamnait son œuvre à une obsolescence dictée par les évolutions futures de la langue, évolutions qu’il voyait certaines.
Le latin étant pour Montagne la véritable langue de formation, pourquoi choisit-il alors de rédiger ses Essais en français, au risque de ne plus être lu après 50 ans ?
Il y là un fort parallèle avec la traduction et sa raison d’être même. Comment ne pas d’abord penser à la mission traductrice de rendre accessible la culture lorsque l’on considère le choix linguistique de Montaigne. Et comment ne pas voir dans cet attrait pour une langue française émergente et sans fixation exacte un rapport avec le flou linguistique naissant de l’espace interlangue et interculturel qui se créé lors de l’acte de traduire. Montaigne n’était d’ailleurs pas inconnu à la traduction, ayant traduit la Théologie Naturelle de Raymond Sebond. Il vivait à une époque où la volonté de consolider et de définir la langue française donnait lieu à toutes sortes d’exercices de traduction de textes anciens ou contemporains, exercices auxquels Montaigne porta beaucoup d’intérêts. Le philosophe développa d’ailleurs une pensée et une analyse de la traduction particulièrement modernes pour son époque, considérant qu’il n’était pas nécessaire de connaître l’original pour juger une traduction, et que cette dernière n’était ni une copie, ni une imitation.
Ayant rédigé son œuvre maîtresse en français, il semble évident que diverses traductions furent essentielles à la diffusion de son travail. La première traduction anglophone effectuée par John Florio, datant de 1603, seulement 7 ans après les dernières publications posthumes de Montaigne, aurait même influencé Shakespeare et aurait eu un rôle important dans l’évolution de la langue anglaise du xviie siècle, notamment dans l’emprunt de mots français ou italiens. Beaucoup s’attelèrent à la tâche de diffuser la pensée de Montaigne dans leur langue et leur culture à travers les siècles
L’auteur des Essais continue d’être régulièrement traduit, avec au moins six retraductions anglophones au cours du xxe siècle, plus de six traductions germanophones ou encore six traductions hispanophones et plusieurs en japonais. Mais les traductions de Montaigne ne se restreignent pas aux langues étrangères puisque plusieurs travaux d’adaptation de ses Essais ont été entrepris en français. En 2019, les Éditions Robert Lafont ont publié une édition « rajeunie » (rejetant les termes de traduction ou de modernisation) d’un texte considéré comme fondateur de la pensée occidentale moderne mais malheureusement inaccessible à la grande majorité des lecteurs français à cause de sa langue archaïque. Mais ces innombrables traductions, étrangères comme françaises laissent place à beaucoup de débats. Certaines traductions sont accusées d’appauvrir la pensée de l’auteur pour se plier à des exigences culturelles et de faire disparaître le xvie siècle, le « rajeunissement » est parfois vu comme une entreprise plus commerciale que réellement philosophique. On assiste même à des expérimentations linguistiques étonnantes et clivantes, comme une retraduction des Essais en français moderne, mais depuis le japonais. Cependant, la quasi-totale absence des textes de l’auteur des Essais dans les études de philosophie aux lycées français démontre la difficulté, voir l’impossibilité à entrer dans la langue originale de Montaigne. La modernisation linguistique de son œuvre serait-elle alors un passage essentiel à la survie contemporaine de cette pensée centenaire et pourtant considérée comme extrêmement actuelle ?
Toutes ces questions de traductions soulèvent des enjeux, à la fois historiques, culturels, philosophiques et linguistiques, sans même aborder les thèmes économiques et éditoriaux.
L’Institute for Philosophical Studies – Europe (IPSE) se propose d’engager la réflexion sur la relation entre l’auteur des Essais et la traduction, que ce soit du vivant de Montaigne, ou depuis sa mort jusqu’au xxie siècle, voyant ainsi la diffusion de sa réflexion et de sa pensée à travers le monde. Si la philosophie occidentale est née avec les traductions latines, elle continue aujourd’hui d’être partagée au travers de traductions modernes. Ce lien étroit est essentiel à toute tradition intellectuelle et Montaigne en est un bel exemple. L’IPSE engage donc la réflexion et la discussion sur Montaigne et ses traductions.
Différents axes sont ainsi proposés, à titre d’exemples :
- La traduction par Montaigne : pratique et analyse de la traduction à la Renaissance
- Les traductions immédiates de Montaigne : véhiculer une pensée moderne aux xviie et xviiie siècles
- Quatre siècles de traductions : l’évolution des traductions et de la place de Montaigne dans la philosophie internationale
- Traduction archaïsante versus traduction « modernisante » : qu’implique ce choix et que dit-il de la réception de Montaigne dans les différentes cultures
- Réception philosophique des Essais et philosophies de la réception.